Je vous partage un extrait d’un entretien avec Vincent de Gaulejac à propos du stress au travail. Cet extrait donne à mon avis une perspective intéressante.

Stress au travail ?

[…] J’ai assisté au procès de France Télécom et les enjeux étaient identiques. Les dirigeants disaient : « Nous, nous avons sauvé l’entreprise. La souffrance des personnes qui se sont suicidées, relève, elle d’un problème personnel ».

Mettre en avant la « qualité de vie au travail » consiste à occulter le problème en disant : les DRH se soucient du bien-être au travail. Ainsi, les entreprises n’auront pas à remettre en cause leurs pratiques de management et l’organisation du travail.

Nous sommes bien dans l’occultation complète de la contradiction travail et capital au sein des entreprises. Dans la société malade de la gestion, je montre le caractère idéologique de la gestion. Pourtant, elle se présente comme étant parfaitement rationnelle, objective et pragmatique. Les gestionnaires estiment qu’eux seuls parlent de la réalité. Ils la réduisent à des considérations économiques et financières. C’est la seule perspective qui compte. Dans les groupes d’implications et de recherche, je rencontre de plus en plus de gens qui sont dans une situation de souffrance au travail. Ils sont parfois en thérapie mais ils nous disent qu’elle ne répond pas à leur problème. En effet, la thérapie les renvoie à un questionnement de leurs symptômes somatiques et psychosomatiques, à leur subjectivité. Il y aurait donc quelque chose en eux qui n’irait pas. Alors qu’ils savent confusément que le malaise est lié à leur travail.

C’est l’organisation qui les rend malades. Autrefois quand les gens n’allaient pas bien, ils se mettent en grève. Maintenant, on leur dit d’aller voir leur médecin, leur psy ou leur psychiatre. On participe à « psychologiser » les problèmes sociaux. […]

La « novlangue managériale » ne permet pas aux gens de comprendre les contradictions dans lesquelles ils vivent. Je ne suis pas choqué qu’un système capitaliste œuvre dans le sens d’une plus grande rentabilité du capital. Mais si l’on s’occupe seulement de la rentabilité du capital, sans agir sur les conditions de travail et de leurs effets sur ce travail, on nie qu’il y ait contradiction.

La novlangue managériale est pragmatique : il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions. Il faut être positif, fonctionnel, rationnel et objectif. On refuse de voir les contradictions au sein des entreprises, les inégalités. […] Quand on nie la contradiction, qu’elle soit au cœur de l’homme ou au cœur de la société, on transforme les contradictions en paradoxes. Et, comme le disait le courant de pensée de l’École de Palo Alto, les paradoxes rendent fous. Ils empêchent de penser les crises sociales et de comprendre le mal-être au travail.

Quand on ne peut pas élaborer les contradictions dans lesquelles on est, à la fois psychiquement, émotionnellement et intellectuellement, on les subit. Ce qui se traduit par des symptômes somatiques et psychosomatiques. C’est là, selon moi, l’intérêt de la sociologie clinique : elle donne des outils pour penser ces questions. Le concept d’organisation « paradoxante », par exemple, aide à comprendre pourquoi les gens vont mal et pourquoi ils ne comprennent pas pourquoi ils vont mal.

Et le yoga dans tout ça ?

Les professionnels de la relation – psychologues, coachs, psychologues du travail mais aussi les enseignants de yoga – peuvent se sentir mal à l’aise vis-à-vis de ces contradictions.

Les professionnels de la santé voient bien que le chômeur est déprimé parce qu’il est chômeur ! Or, le dispositif actuel renvoie au chômeur l’idée que s’il ne trouve pas de travail, c’est qu’il ne sait pas y faire, que quelque chose ne va pas chez lui. On enferme la personne dans un processus consistant à penser que la genèse du symptôme est psychologique ou médicale alors que la cause du mal-être est liée aux conditions de travail.

Le yoga peut être utilisé comme un outil antistress : on va proposer à l’intérieur de l’entreprise, de faire la méditation de pleine conscience, du hatha-yoga, ou autres méthodes, qui vont permettre de s’adapter à la temporalité et aux exigences de l’organisation. Il ne faut surtout pas qu’elles viennent en contradiction et qu’elles puissent susciter la moindre critique.

On est donc dans des stratégies adaptatives par rapport à la violence managériale, et je dis bien violence. Ce ne sont pas les managers qui sont violents ou veulent l’être, c’est l’organisation, le mode de fonctionnement qui l’est. Ces stratégies adaptatives empêchent de comprendre les contradictions dans lesquels les salariés se débattent et d’élaborer des mécanismes de dégagement plutôt que des mécanismes d’adaptation.

Je ne suis pas contre le fait que les gens fassent du yoga. J’en fais moi-même. Mais il y a quelque chose de pervers dans cette manière d’utiliser le yoga comme outil d’adaptation pour ne pas se questionner sur son rapport à la société, au travail, à l’argent, à la consommation…

Personnellement, j’ai adoré participer à des groupes de développement personnel, cela m’a beaucoup aidé à certains moments, mais c’est insuffisant par rapport à la question du sens.

On ne peut pas être bien dans sa peau si par ailleurs l’on est dans une organisation stressante, ou si l’on est dans la position du cadre en train de faire un plan social. On ne peut pas dissocier le bien-être individuel du bien-être collectif, politique.

Ces approches de développement personnel, corporel, ou autres, ne peuvent être un refuge qui évite de se préoccuper de sa place dans ce monde commun.

Cela ne tient pas, à l’heure où la planète est en danger, où la société est en train de se fracturer. Attention à ce que la technique choisie ne devienne pas un outil idéologique de négation des contradictions !

[…] On ne peut dissocier son devenir personnel de celui de la société. La question du réchauffement climatique en est une bonne illustration ».

Extrait de l’article intitulé « On ne peut dissocier son devenir personnel de celui de la société », Entretien avec Vincent de Gaulejac, dans la Revue Françaises de Yoga n°62 Juillet 2020. Vincent de Gaulejac est sociologue clinicien, il a consacré une partie de ses recherches sur le pouvoir que les organisations exercent sur les individus et la souffrance au travail.

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